lundi 3 décembre 2012

Canopées abyssales

La guerre viendra, et elle aura tes yeux.
Elle les aura, tes yeux, et puis aussi tes dents et enfin toute ta gueule, à coups de flash-ball, de matraques ou de coupes budgétaires dans les crédits de santé autrefois concédés aux pauvres. Dans certains coins, il faut bien reconnaître que l’affaire a déjà commencé. À cela, il s’agit de se préparer, « d’être prêt », selon la simple exhortation d’un lointain poète oriental aux cheveux les plus courts du monde.


Ne relâchez donc point vos efforts à l’entraînement, quelle que soit, d’ailleurs, votre spécialité.
Mais tâchez également, ensuite, de vous détendre, sans cesser de cultiver, bien sûr, cette belle exécration du monde seule capable de vous maintenir en vie. Posez-vous toutes sortes de questions. Enfoncez tous types de portes. Et, tiens ! ci-dessous, confrontez-vous à deux petites fantaisies revigorantes, après ces litres de sueur martialement répandus sur le tapis de lutte ou le plancher du ring.

1) Laurent Diox, arboricole
Dans les canopées équatoriales, au sommet de ces arbres à contreforts pourvus de troncs fins, sveltes et blanchâtres, certains êtres vivants, trouvant là toute leur subsistance, ne descendent pour ainsi dire plus jamais à terre. Sous les mêmes latitudes, on trouve aussi des specimen végétaux de moindre hauteur, dont les racines aériennes, émises telles de gigantesques chevelures, s’épaississent dès qu’elles touchent le sol, s’y enfonçant afin d’y pomper les sels nourriciers, et deviennent sitôt fermement implantées de nouveaux troncs permettant à l’arbre tutélaire d’opérer une sorte de déplacement, insensible et horizontal. Un individu unique pourra ainsi en venir à constituer lui-même une variété de forêt profonde, comme ce Ficus benghalensis du jardin botanique de Calcutta, âgé de près de trois cents ans et couvrant aujourd’hui, de sa formidable ramure, un peu plus d’un hectare (12 000 mètres carrés, pour être exact). Cette forêt qui avance au-dessus de la Terre est le lieu d’élection typique de créatures étranges telles, par exemple, ce Laurent Diox, écrivain, auteur d’Henriette et le Bonhomme-Bobine, dont le rapport singulièrement ambivalent au plancher de nos vaches sacrées mérite d’être cité. 


Photographie : Franck Chazot

Traditionnellement perchée, donc, la créature en question, poursuivant au sein du feuillage sa pérégrination journalière (ou nocturne) inspirée, attentive et sensible au plus léger accident de relief, n’en persiste pas moins à vouloir scruter, d’un certain point de vue contourné, ce monde qui lui fait face autant qu’elle le surplombe. À la fois hors de portée et captivé par ce dernier, le Laurent Diox équatorial éprouve ainsi le besoin régulier de quitter sa branche de Ficus pour gagner la fraîcheur du sol, et goûter l’odeur caractéristique émanant de celui-ci, largement due aux décomposition et fermentation spéciales qui s’y jouent. Très vite, cependant, la nécessité de prendre de la hauteur se réimposant, la créature se hisse alors derechef, en un tournemain, jusqu’au niveau de frondaison supérieur, avant de redescendre et ainsi de suite, ses yeux, tels ceux de lémuriens omniscients malgaches, demeurant tout au long des opérations grand ouverts. L’impératif d’estimer une même réalité, triviale, certes, et naturelle, selon des perspectives différentes et opposées, semble chez elle absolu et non-négociable.
On pourra concrètement s’en assurer ICI !


 2) Ian Geay : Mobilis in Mobile
Après ce petit tour dans les arbres, gagnons maintenant, si vous le voulez bien, les profondeurs sombres et liquides, en un mot : les abysses. Accrochez-vous, pour cela, d’une main ferme, à la puissante nageoire dorsale de M. Ian Geay, qui se cache à l’eau – car ayant le dos fin – et, d’un simple coup de queue vous prenant par surprise, décide, suivant quelque désir impénétrable, d’effectuer l’un de ces redoutables sondages dont il a le secret.
En l’espèce, tâchons de suivre l’animal dans son exploration – en apnée prolongée – de la carrière d’un certain spécialiste moderne : le Docteur Brouardel, grand ponte de la Médecine légale française de la fin du dix-neuvième siècle.
Le quotidien de ce Monsieur, terré dans sa morgue ?
« Il prend soin de ces corps sans vie qui ne sont parfois plus que des amas indistincts de chairs viciées couverts de fistules suppurantes et d’abcès suintants. Des faces livides dévorées par des cancroïdes, des langues énormes et violacées qui pendent, limoneuses, de ce qui fut jadis des bouches, des membres pelés à vif rongés par la gangrène, des ventres salpêtrés et bleuis secoués par le bal morbide d’énormes larves blanchâtres voraces et nerveuses. Autant d’horreurs absolues que le médecin affronte avec délicatesse et technicité au milieu des liquidités humorales les plus répugnantes. »
Vous êtes toujours là ? Accrochez bien votre nageoire, mordez-la s’il le faut, mais suivez les évolutions marines de notre hôte. Car Ian Geay s’enfonce toujours plus avant, et l’objet entier de sa progression curieuse est bien celui-ci : découvrir la racine commune de la triple obsession, exhumée chez ce fameux Dr Brouardel (dont la forte influence sur Freud et Gide, entre autres, est évoquée) de l’hygiène, des honneurs académiques et de la belle écriture (à caractère scientifique autant que littéraire, quelque attaque que Brouardel puisse lancer à l’époque, d’un air de sage scandalisé, à l’encontre de ces pléiades d’écrivaillons décadents ne fréquentant sa morgue que pour en retirer, dans leurs livres, toutes sortes d’effets esthétiques morbides).
Cette racine commune n’est autre que celle de l’ordre : celle, prométhéenne, ou plutôt mégalomane – puisque égoïste et non-partageuse – d’une croyance en un triomphe final, sur le dérèglement, sur l’informe (que représenterait la décomposition des chairs et tissus) de cette possibilité de l’ordre. Ordre du discours (de l’écriture, du savant conférencier, du livre…) et de la raison technicienne, autrement dit bourgeoise. Pouvoir parler froidement de la Mort, voilà le rêve. Pouvoir lui assigner, à elle – traditionnellement, l’incarnation du désordre même – sa place soigneusement calculée.
Ian Geay, cependant, n’a pas que de la dialectique. Il a aussi du vice. Ce bon Dr Brouardel auquel il s’intéresse ne constituerait pour nous qu’une sorte de type, certes parfait, mais enfin tout de même rien qu’un pauvre type, une figure historiquement interchangeable avec d’autres, tout autant préoccupées que lui de domestiquer, à des fins également productives, l’étrange, le mystérieux ou l’indicible. Or, Ian Geay révèle aussi son crasseux itinéraire subjectif et particulier, ne procédant pas là, certes, à la manière d’un procureur ou d’un flic mais aboutissant tout de même à cette dernière vérité que Brouardel, légiste exemplaire, n’aura, de toute son existence, fait que dissimuler sa propre puanteur morale derrière celle des cadavres charcutés de sa main. Sa maniaquerie hygiéniste aura ainsi eu pour but essentiel de masquer l’épouvantable odeur émanant de sa propre carcasse, c’est-à-dire – le praticien faisant corps avec sa belle spécialité – sa magnifique carrière professionnelle. Et Ian Geay de nous exposer les divers mensonges et copinages crapuleux (avec Pasteur, par exemple, ou encore la bande d’escrocs de la tentaculaire affaire dite « de Panama ») ayant émaillé celle-ci. L’Argent, disait Marx, naquit peut-être au monde avec, sur la joue, une petite tache gluante. Le Capital, quant à lui, ajoutait-il immédiatement, y débarqua toujours assurément dégoulinant de sang et de boue de la tête jusqu’aux pieds.
Il est notable que les aseptiseurs de l’Univers aient pourtant réussi de longue date à nous asservir, nous attacher à leur idéal des bonnes odeur et saveur d’une existence moyenne convenable. Qu’est-ce pour nous, désormais, en définitive, qu’une vie réussie sinon celle qui se sera édifiée et dressée sur quelque gigantesque tas de cadavres – tas d’anciens concurrents vaincus – dont un furtif pschiiiiiit ! d’Air Wick Lavande idéologique suffit alors à évacuer, aussitôt, le pénible fumet ?

Mais il nous semble que vous avez récupéré, pour aujourdhui, assez d’oxygène. 
Il est temps de retourner à l’entraînement.

4 commentaires:

  1. Merci pour cette grande lampée d'air pur naturellement iodé.

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    1. Tout le plaisir était pour nous, cher Nuage en pantalon...

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  2. T"as la plume habile mon compère. Un vrai plaisir. Toujours.

    Yours for the revolution!

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    1. Venant de l'avant-garde encyclopédiste rouge d'Ivry-sur-Saigne, le compliment a évidemment de quoi nous réjouir.

      Yours for un godet, déjà, un de ces quatre.

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