Bon.
La journée des femmes est passée.
Nous allons à nouveau pouvoir évoquer ici, en toute tranquillité, la cause des
personnes du sexe, comme dirait
l’autre. Du sexe ou plutôt, une fois de plus, de la classe. Car en l’espèce (ou plutôt : dans le genre), le Moine
Bleu goûtera de rappeler, pour parler un peu bergsonien, les deux sources de classe du mouvement
féministe contemporain.
La
première, à ce point connue - et même écrasante - qu’elle passe désormais pour
la seule : la tendance simplement rationaliste,
historiquement la tendance bourgeoise ou « éclairée » du féminisme,
cristallisant autour des luttes pour l’égalité sexuelle formelle,
épistémologique ou légale, cette tendance peut encore çà et là se trouver fort
respectable - le courage l’est toujours - lorsque elle se coltine, aujourd’hui
tant qu’hier, les pires violences, la bêtise la plus stupéfiante et crasse,
l’ignorance la plus offensive de tous les curés, rabbins, imams ou même
Jean-François Kahn que cette jolie planète persiste, en dépit des progrès de la
science contraceptive, à produire, à flux tendu, à force de foutre niaisement
répandu à droite à gauche.
L’histoire
de la tendance prolétarienne du féminisme, pour sa part, celle du combat visant
l’émancipation économique par une critique particulière, au sein de la classe
ouvrière, dans ses conscience et posture masculines, du déchet patriarcal
incrusté et débilitant, entravant action et révolte, cette histoire se trouve,
chose étrange ! toujours largement offusquée. Mathieu Léonard, dans son livre
sur la Première Internationale, déjà commenté ici, a suffisamment montré
comment, en particulier sous l’influence terrible des salopards proudhoniens,
féminisme et lutte ouvrière auront, sauf en de brèves et rares occasions,
manqué leur grand rendez-vous à la fin du 19ème siècle.
Pour
se convaincre d’une telle désolante ignorance, revenons à ce fameux rituel du 8
mars, un de plus, au cours duquel le phénomène de « retard » salarial
(et de précarité accentuée) des femmes relativement aux hommes n’aura, comme à
l’habitude, guère entraîné que des commentaires affligeants touchant la
nécessité décidément merveilleuse, utopique !
que les femmes deviennent le plus rapidement possible des DRH, des flics, des
Margaret Thatcher, tous destins fabuleux où - nous brame-t-on, statistiques
déployées - elles seraient susceptibles d’exceller davantage que les mâles,
question d’intuition et de délicatesse, bref de sensibilité (il faudrait aller causer de tout cela à des épouses
d’ancien mineurs de Maltby, Sud-Yorkshire, par exemple, ou avec les copines de
Bobby Sands : nous garantissons le bon accueil).
Au
lendemain dudit rituel, donc, aujourd’hui que Dieu merci ! les femmes se
voient rendues à la grisaille, à la vaisselle et aux mauvais coups quotidiens de l’infériorité normée, qui se souvient encore des
grandes luttes victorieuses menées, en France, sur des questions fort modernes de salaires et d’horaires,
en mai et juin 1917, par ces ouvrières de la couture que l’on appelait à
l’époque les midinettes ?
Les
suffragettes, ça va, vous connaissez.
Les
midinettes, moins.
Beaucoup plus près de nous, qui se rappelle
la grève de Herstal, en Wallonie, déclenchée au début de 1966, qui dura trois mois
et contribua de manière décisive à « lancer » le grand mouvement
féministe des années 1960 ? Personne, ou presque. Bien peu de femmes,
assurément, qu’elles soient ou non féministes. Michelle Zancarini-Fournel
présentait ainsi ce combat d’importance (et les photos de Janine Niepce qui y
correspondent) dans le catalogue de l’exposition Photo Femmes Féminisme, organisée à la Galerie des bibliothèques de
la Ville de Paris, du 10 novembre 2010 au 13 mars 2011 :
«
Le 16 février 1966, trois mille ouvrières de la Fabrique nationale d’armes de
guerre de Herstal (la « FN » en Wallonie belge) arrêtent le travail
et réclament l’application du principe « À
travail égal, salaire égal » en se référant à l’article 119 du traité
de Rome de 1957 : « Chaque
État-membre assure au cours de la première étape (dans un délai de quatre ans)
et maintient par la suite l’égalité des rémunérations entre les travailleurs
masculins et les travailleurs (sic)
féminins pour un même travail. » La grève s’arrête le 8 mai, soit
douze semaines plus tard. Même si Janine Niepce a écrit : « Je suis le seul reporter photographe
à s’être rendu sur place. Mais aucun grand journal à Paris n’a voulu de ces
photos. Il ne fallait pas donner d’idées aux Françaises ! »,
cette revendication confère à la grève un retentissement qui dépasse les
frontières : Le Monde, Le Nouvel Observateur et L’Express en rendent compte en France.
L’émission populaire de la télévision française Cinq colonnes à la Une en fait un de ses sujets, et lors des grèves
françaises de 1968, certains propos font explicitement référence aux femmes de
Herstal. À l’interface entre histoire ouvrière et histoire du mouvement
féministe, cette grève marque un tournant et fait basculer dans une autre
époque. L’Express écrit le 17 avril
1966 : « À travers la grève de
Liège se posent, soudain, tous les problèmes de la femme au travail et de
l’inégalité entre les sexes. Si le mouvement triomphe, c’est peut-être l’Europe
des femmes qui naîtra. » La véritable révolution est, dans ce cas, le
regard des autres. Janine Niepce a su démontrer par ses photographies,
le double marqueur de cette grève. Le premier cliché met en scène des femmes de
milieu populaire, d’âge mûr, le regard grave et déterminé, portant des
pancartes - en particulier celles de la Ligue ouvrière des femmes chrétiennes
(LOFC) - affirmant la solidarité de toutes les femmes, ménagères ou
travailleuses. Le travail des femmes à l’extérieur est encore condamné par
l’opinion publique belge, et la LOFC veut expliquer le bien-fondé de cette
grève.
L’affiche, qui a les
caractéristiques d’une gravure, avec un homme et une femme stylisés de part et
d’autre d’une machine avec manomètres, est présente non seulement sur les murs
de la ville mais aussi dans nombre de reportages et de photographies sur la
grève. Elle a fait mémoire. »
Diantre
! nous direz-vous : mais ces femmes
produisaient des armes !
D’horribles
armes destinées à tuer, à semer la mort et la désolation.
Drôle
d’activité pour une lutte soi-disant exemplaire. Bien la peine de venir nous
entretenir avant ça de cette vieille charogne de Thatcher…
En
effet, c’est bien de ces chaînes de fabrication de Herstal que sortirent un
beau matin le premier pistolet semi-automatique européen d’usage, si l’on nous
passe l’expression, courant (le
Browning M-1900), ainsi que quelques Mauser et Uzi sous licence, une pléiade de
flingues et autres sympathiques fusils d’assaut équipant notamment certaines
forces de police du monde.
Oui.
C’est vrai.
Le capitalisme entier ne prospère-t-il pas sur la
production massive d’objets ou de « services » en vérité tout aussi
destructeurs, inutiles et nuisibles ? Ne lie-t-il pas sa propre survie à
l’émergence stimulée, pleinement artificielle, de désirs au mieux contingents, sinon franchement suicidaires et nihilistes ?
Cela ne saurait suffire, pourtant, à nous détourner a priori des révoltes qui le minent, si timorées, si limitées
qu’elles nous paraissent. Tout ce qui bouge dit quelque chose. Tout ce qui
bouge est encore vivant. Debord raille quelque part un Vaneigem-Ratgeb soudain
frappé du désespoir le plus irrémédiable dès lors que dans telle usine occupée
dont il se préoccupe, les travailleurs en grève n’ont pas décrété la Commune,
ni aboli l’argent dans les trois jours.
D’autant qu’il est possible de se représenter quelque usage détourné tout à fait productif du type d’engin produit par la sueur des filles de Herstal.
Nous vous laissons, lecteurs, lectrices, le soin et
le plaisir d’y songer.
Avant de vous souhaiter un joyeux 9 mars.
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