mercredi 28 septembre 2022

Taras Kobzar, anarcho-syndicaliste ukrainien de base, en guerre.

Entretien trouvé sur le site Lundi-Matin (Hé ouais ! faut bien qu'ils servent à quelque chose, une fois sur mille, entre deux clips de propagande décoloniale)...

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≪Taras Kobzar est militant anarcho-syndicaliste et originaire de Donetsk. D’abord engagé dans la défense territoriale à Kiev, il a ensuite rejoint l’armée. Dans cet entretien, il se dit persuadé que les ukrainiens repousseront l’armée russe par-delà les territoires annexés de 2014 et voit dans la mobilisation partielle annoncée par Vladimir Poutine le signe d’une défaite à venir.

Nous sommes à sept mois du début de la guerre. Quelle est la situation en Ukraine ?

Le 24 février 2022, une invasion à grande échelle de l’Ukraine par les troupes russes a commencé, nommée par Poutine «opération militaire spéciale». Elle est dans la continuité de la guerre lancée en 2014 avec l’annexion de la Crimée, l’invasion des régions de Donetsk et de Louhansk et l’établissement de «républiques populaires» dans ces régions de l’est du pays, et que la propagande du Kremlin a fait passer pour une «guerre civile en Ukraine» et une «autodétermination de la population russophone». Depuis le 24 février, l’invasion a concerné trois fronts : un au Nord (oblasts de Tchernihiv, Soumy dans l’oblast de Kyïv, et une incursion près de Kyïv), un à l’Est (Oblast de Kharkiv, et progression vers l’ouest dans les Oblasts de Donetsk et de Louhansk) et un au Sud (depuis la Crimée occupée vers la région de Kherson, Odessa, Berdiansk et Marioupol). Poutine prévoyait d’occuper tout le territoire à l’est de la rivière Dniepr, qui sépare l’Ukraine en deux, et de capturer Kyïv. L’armée russe a rencontré une forte résistance de la part de l’armée et de la population ukrainienne, qui s’est engagée en masse dans la défense du territoire. En avril, elle a été repoussée de Kyïv et a quitté la zone nord. De mai à août, au prix de violents combats, elle s’est lentement retirée en direction de l’est, prenant entre autres les villes de Roubijné, Lissitchansk, Sievierodonetsk, s’emparant du nord de l’oblast de Louhansk et continuant à attaquer Kramatorsk, Bakhmout et Avdiivka dans l’oblast de Donetsk. Puis elle a pris Marioupol en été après une destruction presque totale de la ville. En septembre, une contre-offensive de l’armée ukrainienne a commencé en direction du sud vers Kherson et en direction de l’est dans la région de Kharkiv, forçant les forces russes à battre en retraite. À l’heure d’aujourd’hui, l’armée russe continue de contrôler plus de 100 000 km2 du territoire ukrainien, soit environ 20 % de celui-ci.

Quel regard portes-tu sur l’armée ukrainienne ?

En 2022, l’armée ukrainienne est à bien des égards mieux lotie qu’en 2014. Il ne s’agit pas seulement de l’équipement et de l’armement, de sa structure et du commandement, mais surtout de son expérience et de sa motivation. L’armée et la société ukrainienne ont un niveau de conscience plus élevé et plus qualitatif qu’en 2013-2014. Bien sûr, la situation en matière d’armement et d’approvisionnement n’est pas aussi bonne que nous le souhaiterions, mais cela est compensé par l’activité intense de la société civile. Avec un groupe de vieux camarades anarchistes, nous avons par exemple créé un Comité de soldats au sein de notre unité pour approvisionner les soldats, les défendre juridiquement et constituer des espaces de discussion et de construction concernant l’avenir de notre pays.

Sur les réseaux sociaux, de nombreuses vidéos montrent la libération de villages à l’est par l’armée ukrainienne et la joie des habitants. Qu’ont vécu ces derniers pendant ces mois d’occupation russe ?

La guerre et l’occupation sont toujours un lourd fardeau et une souffrance pour les civils. L’occupant réprime les personnes réfractaires, la situation économique s’effondre, les gens risquent constamment de mourir sous les tirs d’artillerie ou d’être tué par des soldats, comme nous l’avons vu à Bucha et ailleurs. J’ai été un témoin direct de ces horreurs. Je suis moi-même originaire de Donetsk, que j’ai été contraint de quitter avec ma famille en 2014, lorsque les séparatistes pro-russes et les groupes militaires agissant pour la Russie ont commencé à détruire tout ce qui avait trait à l’Ukraine, à persécuter les Ukrainiens et à tuer les contestataires de ma ville. J’ai vu ce à quoi ressemblait le «monde russe» et j’ai pu suivre l’évolution de la situation dans ma ville pendant huit ans. Donetsk était avant une ville riche, avec des infrastructures et une vie culturelle développées, elle était le centre économique de l’Ukraine orientale. Elle est aujourd’hui réduite à néant. Avant 2014, plus d’un million de personnes y vivaient. Près de la moitié de la population a été contrainte de la fuir à partir de 2014, perdant leurs maisons, leurs emplois et tous leurs liens sociaux. Donetsk a été pillée : de nombreuses entreprises ont été détruites ou transférées en Russie et les occupants n’ont pas hésité à voler des biens personnels, des voitures, à s’installer dans des appartements et des maisons vidés de leurs habitants. Sur le plan politique, un régime autoritaire a été instauré, rendant impossible toute activité politique et sociale libre. Les personnes peuvent, par exemple, être arrêtées dans la rue et envoyées au front. On connaît l’histoire d’un groupe de musiciens de l’orchestre philharmonique de Donetsk qui a été mobilisé de force et envoyé au combat à Marioupol, directement après une répétition. La plupart de ces musiciens sont morts. L’ordre russe domine toutes les sphères de la vie. Il s’infiltre dans les écoles, empoisonnant l’esprit des enfants, les abreuvant de propagande chauvine. Les plus hideuses «organisations d’enfants» militarisées ont été instaurées dans les territoires occupés : elles rappellent les «jeunesses hitlériennes», mais à la manière stalinienne soviétique. Depuis septembre, de nombreuses vidéos réalisées par des soldats ukrainiens dans l’oblast de Kharkiv libéré montrent des civils qui acclament l’armée ukrainienne. J’en suis le témoin direct, comme soldat. Après avoir souffert de l’occupation et des bombardements, les Ukrainiens ordinaires accueillent avec joie les libérateurs, leurs compatriotes, les soldats de l’armée ukrainienne. C’est la réaction normale de personnes qui se respectent et aiment leur terre, des personnes qui ont vu dans la pratique que la «paix russe» est un véritable «fascisme russe», qui n’apporte que mort, destruction et chagrin.

L’idée du côté ukrainien est-elle de libérer les territoires occupés ou d’aller plus loin ? Comment peut-on vivre avec un voisin comme la Russie, notamment dans l’est du pays ? Imagines-tu retourner vivre avec ta famille à Donetsk ?

Notre tâche est d’arrêter cette guerre en libérant les territoires saisis par la Russie depuis 2014. Cet objectif ne peut être atteint qu’en triomphant de l’armée d’occupation russe, ce qui entraînera la chute du régime politique autoritaire de Poutine. Seul l’établissement d’un ordre véritablement démocratique en Russie peut garantir la paix avec la Russie à l’avenir. Et le repentir de tous ceux qui soutiennent cette guerre, comme ce fut le cas après la chute du régime nazi en Allemagne. De notre part, nous devons construire une Ukraine forte, indépendante et libre, capable de défendre ses frontières. Et oui, je suis sûr que nous allons libérer non seulement le Donbass, Donetsk, mais toute l’Ukraine. Et je pourrai revoir ma ville, ma maison, que je ne vois plus que dans mes rêves douloureux.

Après sept mois de guerre, que penses-tu de l’armée russe, la «deuxième armée du monde» ?

Je pense que la perception des capacités de l’armée russe a changé depuis février 2022, non seulement en Ukraine, mais aussi pour de nombreuses personnes dans le monde. Poutine avait promis de prendre le contrôle de l’Ukraine en trois jours. Mais de nombreuses villes et même de petits villages ont été pris par l’armée russe qu’après un long combat et avec beaucoup de sang. Il était impossible de prendre le contrôle du territoire en trois jours. Poutine a échoué. La principale faiblesse de l’armée russe est la nature criminelle de ses objectifs, de ses méthodes et des personnes qui la composent. Ajoutez à cela la force d’esprit du peuple ukrainien, la grandeur morale du peuple qui défend sa terre et ses proches.

Poutine a annoncé ces derniers jours une mobilisation partielle en Russie. De quoi s’agit-il ?

Les réservistes qui ont déjà servi dans l’armée et qui ont des compétences militaires doivent être enrôlés. Il est prévu de mobiliser 300 000 personnes. La rhétorique du dictateur du Kremlin est aujourd’hui la suivante : «Nous ne pouvons pas quitter les territoires que nous avons libérés, leurs habitants ont besoin de notre protection» et «notre patrie est en danger». Derrière ces mots, on doit comprendre que leur plan visant à prendre rapidement le contrôle de l’Ukraine a échoué, que la guerre est au point mort et que le régime du Kremlin est en danger. Poutine comprend qu’en perdant cette guerre, en perdant les territoires précédemment occupés de l’Ukraine, il perdra son pouvoir en Russie. Une guerre perdue signifie l’effondrement du régime de Poutine. Les pertes de l’armée russe sont élevées, les chiffres cités étant de 50 à 60000 pertes irrécupérables. Les Russes manquent cruellement de force pour tenir la position sur un immense front s’étendant sur des centaines de kilomètres. Après six mois de combats, l’armée d’occupation russe a un besoin urgent de renforts.

Et quelle est la stratégie de Poutine à court terme ?

Comme manœuvre politique, Poutine a utilisé la vieille ruse consistant à organiser des soi-disant "référendums" dans les territoires occupés pour soutenir la poursuite de la guerre. On s’attend à ce que la population des régions ukrainiennes prises sous la menace d’une arme à feu "demande", comme on pouvait s’y attendre, d’être incorporée à la Fédération de Russie. Ainsi, du point de vue de la propagande russe, les nouvelles opérations de combat de l’armée ukrainienne seront menées sur le "territoire russe". Après tout, la région de Kherson et la région de Zaporijjia sont déjà déclarées russes. Et en cas de «violation» des frontières russes, Poutine promet d’utiliser des armes nucléaires.

On voit un vent de panique sur les réseaux sociaux russes. Comment voyez-vous ça en Ukraine ? Et qu’est-ce que ça va changer sur le front ?

Dès les premières 24 heures qui ont suivi l’annonce de la mobilisation en Russie, un exode massif de conscrits potentiels a commencé. Aux frontières, il y a de longues files d’attente de citoyens russes souhaitant quitter le pays. Pour la société ukrainienne, la mobilisation en Russie n’était pas une nouvelle inattendue. Les propagandistes du Kremlin et les analystes militaires indépendants en ont déjà beaucoup parlé. Il faudra jusqu’à trois mois pour que les mobilisés commencent à arriver sur le front, pour reconstituer les unités de l’occupant qui sont vidées de leur sang depuis six mois. Cependant, le temps travaille maintenant pour l’Ukraine. Trois mois, c’est très long dans un environnement qui évolue rapidement. La situation politique dans le monde et en Russie même peut changer, mais pas au profit de Poutine. La situation militaire sur le front ukrainien pourrait également évoluer. Les événements des deux dernières semaines : la libération par l’armée ukrainienne de la région de Kharkiv et son entrée dans le nord de la région de Louhansk, où les troupes russes étaient encore très récemment présentes, et l’offensive de l’armée ukrainienne dans la direction de Kherson ont fait basculer l’équilibre des forces dans la guerre fortement en faveur de l’Ukraine.

Cette déclaration de mobilisation de Poutine n’est-elle pas un aveu d’impuissance ?

Nous voyons un Poutine très différent. Le dictateur perd sa position d’acteur confiant dans la politique mondiale, il semble moins serein et calme dans ses discours publics. L’homme moyen russe est également inquiet. Un coup d’œil aux réseaux sociaux russes montre que le ton normalement hautain et le militarisme enthousiaste des patriotes de Poutine ont laissé place à la confusion et à l’égarement. Les critiques à l’égard des autorités du Kremlin émanent de plus en plus de ceux qui, hier encore, les soutenaient avec ferveur. Malheureusement, cette critique émane encore de personnes infectées par le chauvinisme impérial et n’est pas inspirée par des remords pour les crimes du régime de Poutine, ni à une prise de conscience de ses erreurs. Ils ont peur d’une défaite dans la guerre et à la possibilité d’être capturé sur le front. Mais cette panique introduit de la désorganisation dans les rangs de l’ennemi, et même ce début de changement dans la conscience de la société russe peut être évalué comme positif. En Russie, la mobilisation a déclenché une panique générale et des protestations encore timides et à petite échelle. Les Russes ne veulent pas se battre. En Ukraine, au contraire, la mobilisation de Poutine a provoqué le rire. Pour la société ukrainienne, elle est devenue un sujet de plaisanterie, de satire et de moquerie. Les Ukrainiens veulent se battre et se battront, car nous sommes dans notre propre pays, nous nous défendons, et nous défendons nos maisons et nos familles, notre droit à la liberté et à l’indépendance≫.

                                 (Entretien mené par Perrine Poupin)

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