vendredi 21 juin 2024

≪Nous allons vous laisser une chance≫

 

≪Le vieux système de la culture, depuis la métaphysique abstraite jusqu'aux institutions de la religion et de l'éducation, a eu pour résultat d'imprégner l'humanité de l'idée que seul un comportement rationnel, qui comprend le respect des droits, des revendications et des besoins d'autrui, pouvait assurer sa survie. Sous la terreur, un tel comportement pourrait être équivalent à une auto-annihilation. Le terrorisme efface la relation causale entre la conduite sociale et la survie, et oppose l'individu à la force brute de la nature - en fait une nature dénaturée - sous la forme d'une machine terroriste toute-puissante. Ce que la terreur vise à provoquer, et qu'elle impose par la torture, c'est la mise à l'unisson du  comportement des gens avec sa propre loi, c'est-à-dire que tous leurs projets n'aient qu'un seul but : la perpétuation de soi. Plus les gens se livrent à la quête impitoyable de leur propre survie, plus ils deviennent les pions psychologiques et les pantins d'un système qui ne connaît pas d'autre objectif que de se maintenir au pouvoir. D'anciens détenus des camps de concentration nazis attestent cette régression vers le darwinisme pur et simple - ou peut-être, devrait-on dire : vers l'infantilisme... ≫

(Léo Löwenthal, L'atomisation de l'homme par la terreur, 1946)

***
≪J'estime que c'est là l'origine (à savoir : la ressemblance avec les animaux irrationnels) qui fait aussi jaillir chacune des passions comme d'une source dans la vie humaine. La parenté des passions qui se manifeste à la fois en nous et dans les animaux irrationnels confirme cette origine. Car il n'est pas juste d'attribuer à la nature humaine formée à l'image de Dieu l'origine de ces affects passibles. Car la ressemblance de l'homme avec Dieu ne peut pas consister dans la colère, et la nature supérieure ne peut pas non plus consister dans le plaisir. La peur et la férocité, le désir de posséder davantage, la haine éprouvée pour ce qui est moindre, et toutes les propriétés analogues sont loin de comporter le caractère de la Beauté divine. La nature humaine a donc tiré ces propriétés de la nature irrationnelle. La vie irrationnelle a été pourvue de ces propriétés pour sa conservation, et, transposées à la vie humaine, celles-ci sont devenues des passions.≫
(Grégoire de Nysse, vers 380)

Note du Moine Bleu  
L'≪assurance≫, dont le personnage de L'Armée des ombres joué par Lino Ventura dit ci-dessus admirablement qu'elle ≪l'enchaîne encore mieux que ses fers≫, c'est la foi ─ cynique, moqueuse et réductionniste ─ de toute pensée totalitaire en la prééminence ultime, au sein de l'être humain, de l'instinct naturel de conservation, l'instinct de survie. La liberté, la dignité de l'individu ne revêtent, chez les nazis, les staliniens, et autres businessmen efficaces de toutes obédiences, aucune espèce d'importance. Seuls comptent à leurs yeux le Projet, la Collectivité, la Masse, bref, pour le dire en termes biologiques : l'espèce, à laquelle on sacrifie tout (et dont, seules, la liberté et la dignité comptent vraiment, pour le coup). La raison, elle-même essentiellement conçue comme instrumentale et calculatrice (calculer ses chances) n'est jamais considérée par le fascisme comme dépassement de la nature (refus de courir, de jouer le jeu, refus de penser à sauver sa peau), comme trouée impossible et suicidaire produite par la nature au sein de son propre règne absolu. Le pire, c'est que le totalitarisme a raison sur ce point. La raison, d'extraction naturelle (compétitive, et adaptative) tend en effet irrésistiblement à vérifier cette origine naturelle terrible, quand bien même elle la nierait à toute force, dans sa culture et sa métaphysique. On notera ainsi ce qui distingue et rassemble à la fois les deux passages cités ci-dessus : pour des raisons évidemment différentes, nature et raison n'y sont jamais comprises comme les modalités d'un même processus, éventuellement désignable sous le nom d'humanité.     

2 commentaires:

  1. Si je peux me permettre cher Moine il me semble que dans cette scène on ne se prend pas à attendre une fin miraculeuse, mais une fin tout court, l’espoir sur lequel jouent cyniquement les nazis étant tellement dérisoire. De ce fait, le sauvetage qui vient in extremis arracher Gerbier à ce supplice n’apparaît pas seulement improbable mais inespéré. Et l’on constate par la suite que, pas plus que l’espoir de s’en sortir n’existait vraiment, la remise en selle du résistant ne signifie l’espoir d’une activité revigorée  tout au plus la relance d’une routine qui touche moins au combat qu’à la survie. D'ailleurs dans la toute fin du film on apprendra que Lino Ventura décida cette fois ci de ne pas courir

    Grosse envie de Gerbier...

    Un nihiliste joyeux.

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    1. Nous n'avons pas la même lecture de cette scène, sans doute. Ce que vous appelez la "routine" au service de la "survie", c'est ce que Gerbier commence par refuser, au nom de sa volonté, de sa liberté ("je ne veux pas courir"). Ses jambes (son corps, la nature, l'instinct de survie) finissent par dominer cette liberté de la volonté (cette impulsion purement morale) qui avait d'abord choisi de s'autodéterminer. C'est exactement ce que le SS attendait : il attendait avec délectation de voir cette liberté humiliée, au nom du triomphe de la nature. Et c'est ce qui se passe la première fois, pas la seconde (comme vous le rappelez très bien : "ce jour-là, il décida de ne pas courir"). Preuve que le choix moral peut dominer la nature, c'est-à-dire mépriser la mort. Les insurgés du ghetto de Varsovie disaient cela : nous ne combattons pas pour vivre mais pour choisir notre façon de mourir.

      Ce qui est fascinant dans ce film, c'est l'interrogation posée par Gerbier à ses camarades quant à leur certitude (en préparant son évasion) qu'il courrait, la première fois...

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