mercredi 17 juillet 2024

Bienheureux les Grecs !

(Ci-dessus : petit précis d'≪antiracisme politique≫, 
c'est-à-dire, donc : ≪barbare≫, si on a bien compris).


CORNÉLIUS CASTORIADIS – Le politique est ce qui concerne le pouvoir dans une société. Du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours – pouvoir au sens de : décisions concernant la collectivité qui prennent un caractère obligatoire, et dont le non-respect est sanctionné d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce que le : «Tu ne tueras point». (...). En revanche, l'apport du monde grec et du monde occidental, c'est la politique. La politique comme activité collective qui se veut lucide et consciente, et qui met en question les institutions existantes de la société. Peut-être le fait-elle pour les reconfirmer, mais elle les met en question ; alors que dans le cadre de l'empire pharaonique, de l'empire maya ou inca, aztèque ou chinois, dans le royaume de Baïbar aux Indes, il peut être question de savoir s'il faut ou non faire telle guerre, s'il faut ou non augmenter les impôts, la corvée des paysans, etc., mais il n'est pas question de mettre en cause l'institution existante de la société. Donc, voilà quel est le privilège, le seul, de la culture, disons – ne parlons plus de culture grecque – occidentale, et c'est ce qui nous importe aujourd'hui. C'est qu'elle se mette en question et qu'elle se reconnaît comme une culture parmi d'autres. Et là, il y a, en effet, une situation paradoxale : nous disons que toutes les cultures sont égales, mais force est de constater dans une première approximation – une première étape, si vous voulez – que parmi toutes ces cultures, une seule reconnaît cette égalité des cultures ; les autres ne la reconnaissent pas. C'est un problème qui pose des questions politiques théoriques et peut arriver à poser des questions pratiques (...). Question subsidiaire sur ce point : dans quelle mesure la culture occidentale moderne est-elle l'héritière légitime de la culture grecque, et aurait-elle droit elle aussi à être «plus égale» que les autres ? J'y ai en partie répondu : je pense que, actuellement, même dans cet effondrement ou ce délabrement, la culture occidentale est quand même à peu près la seule au sein de laquelle on peut exercer une contestation et une remise en question des institutions existantes... Je dirais qu'elle ne vous estampille pas immédiatement comme suppôt de Satan, hérétique, traître à la tribu, à la société, etc. (...). Moi, ce qui m'étonne très souvent dans ces discussions – je ne dis pas cela pour vous – c'est notre provincialisme. On parle comme si, de tout temps, les gens avaient pris des positions politiques, s'étaient donné le droit de discuter et de critiquer leur société. Mais c'est une illusion totale, c'est le provincialisme d'un milieu hypercultivé ! Ces choses n'ont existé que deux siècles dans l'Antiquité et trois siècles dans les temps modernes et encore, pas partout : sur de tout petits promontoires, le promontoire grec ou le promontoire occidental, européen, c'est tout. Ailleurs, cela n'a pas existé. Un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, cela lui paraîtrait même inconcevable, il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. 
Alors, à partir du moment où nous nous donnons ce droit, nous nous trouvons aussi dans l'obligation de dire : parmi ces différents types de sociétés, qu'est-ce que nous choisissons ? La société islamique ? L'empire Romain sous les Antonins, époque dorée, du moins pour ceux qui roulaient effectivement sur l'or ? Est-ce qu'on doit restaurer l'empire des Antonins ? Pourquoi pas ? Eh bien, non ! Mais pourquoi ? Au nom de quoi ? Précisément parce que – et c'est encore un paradoxe – la culture dans laquelle nous nous trouvons nous donne les armes et les moyens d'avoir une posture critique moyennant laquelle nous faisons un choix dans... disons, les paradigmes historiques présents, ou dans les projets possibles – et c'est plutôt les projets que les paradigmes puisque comme je le disais tout à l'heure, il n'y a pas de modèle, il y a un projet d'autonomie qui a son germe : en Grèce et en Occident, mais qui sans doute doit aller beaucoup plus loin. À ce moment-là, nous nous situons comme des hommes (des êtres, des anthropoï : pas des mâles) politiques et nous disons : voilà, nous sommes pour... par exemple : les droits de l'homme et l'égalité entre hommes et femmes, et contre... par exemple : l'infibulation vaginale et l'excision. Nous sommes contre. Je suis contre. (...). Je n'ai jamais dit que, au point de vue d'un choix politique, toutes les cultures sont équivalentes, que la culture esclavagiste des États sudistes américains, si idylliquement décrite par Margaret Mitchell dans Autant en emporte le vent, par exemple, vaut n'importe quel autre culture du point de vue politique. Ce n'est tout simplement pas vrai. (...).

CHANTAL MOUFFE – Par rapport à ce que vous venez de dire : quels seraient les conditions d'universalité de ces valeurs, donc d'autocritique de la démocratie, que vous défendez ? Parce que je suppose que cela ne peut pas se généraliser sans qu'une série de conditions culturelles soit données. Donc, comment est-ce que vous voyez ces valeurs d'origine occidentale devenir des valeurs dominantes dans d'autres cultures ? Quelle serait votre position par rapport à ça ?

CORNÉLIUS CASTORIADIS – C'est une question pratique ?

CHANTAL MOUFFE – Pratique et théorique à la fois...

CORNÉLIUS CASTORIADIS – Au plan théorique, la réponse ne serait pas très difficile parce qu'on peut tout simplement parler de Tian An Men à Pékin... Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n'est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., mais ce n'est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains du moins, manifestent à Tian An Men, l'un d'entre eux est là, devant les blindés. Il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu'est-ce que cela veut dire  ? Cela veut dire qu'il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c'est désagréable mais c'est ainsi – dans les pays de l'Est européens après l'effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c'est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l'ont été ou le sont encore en Occident –, elles exercent une sorte d'appel sur les autres, sans qu'il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. Mais si ce que vous me demandez c'est : qu'est-ce qu'on fait si les autres persistent, parce que c'est ça finalement la question, la réponse est : on ne peut rien faire, sinon prêcher par l'exemple. Robespierre disait : «les peuples n'aiment pas les missionnaires armés». Moi, je ne suis pas pour l'imposition par la force d'une démocratie quelconque, d'une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l'exemple, et je crois – mais là c'est une autre question – que si actuellement ce... disons, rayonnement a beaucoup perdu de son intensité (les choses sont plus compliquées que ça, d'ailleurs...), c'est en grande partie à cause de cette espèce d'effondrement interne de l'Occident. La renaissance des intégrismes en terre d'Islam ou ailleurs (car en Inde il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes) est en grande partie due à ce qu'il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l'Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu'elle est, hélas  ! de plus en plus : une culture de gadgets. Qu'est-ce qu'ils font, les autres ? Avec une duplicité admirable, ils prennent les gadgets et ils laissent le reste. Ils prennent les Jeep, les mitraillettes, la télévision comme moyen de manipulation – au moins les classes possédantes, qui ont les télévisions couleur, les voitures, etc., mais ils disent que tout le reste, c'est la corruption occidentale, c'est le Grand Satan, etc. Je crois que tout est dû au – et est aussi conditionné par – le fait que l'Occident lui-même a un rayonnement de moins en moins fort parce que précisément, la culture occidentale, et cela en tant que culture démocratique au sens fort du terme, s'affaiblit de plus en plus. 
Mais, pour en revenir à votre question de la condition de l'universalisation de ces valeurs, la condition, c'est que les autres se les approprient – et là, il y a un addendum, qui est tout à fait essentiel dans mon esprit, se les approprier ne veut pas dire s’européaniser. C'est un problème que je ne suis pas en mesure de résoudre : s'il est résolu ce sera par l'Histoire. J'ai toujours pensé qu'il devrait y avoir non pas une synthèse possible – je n'aime pas le mot, trop radical-socialiste –, mais un dépassement commun qui combinerait la culture démocratique de l'Occident (avec des étapes qui doivent venir ou qui devraient, c'est-à-dire une véritable autonomie individuelle et collective dans la société) avec conservation, reprise, développement – sur un autre mode – des valeurs de socialité et de communauté qui subsistent – dans la mesure où elles ont subsisté – dans les pays du tiers monde. Car il y a encore par exemple des valeurs tribales en Afrique, hélas ! elles se manifestent de plus en plus dans les massacres mutuels ; mais elles continuent aussi à se manifester dans des formes de solidarité entre les personnes qui sont pratiquement tout à fait perdues en Occident et misérablement remplacées par la Sécurité Sociale. Alors, je ne dis pas qu'il faut transformer les Africains, les Asiatiques, etc., en Européens. Je dis qu'il faut qu'il y ait quelque chose qui aille au-delà, et qu'il y a encore dans le tiers-monde, ou du moins dans certaines de ses parties, des comportements, des types anthropologiques, des valeurs sociales, des significations imaginaires, comme je les appelle, qui pourraient être, elles aussi, prises dans ce mouvement, le transformer, l'enrichir, le féconder.»

(Cornélius Castoriadis, Démocratie et relativisme, 
Débat avec le MAUSS, décembre 1994)

12 commentaires:

  1. Ce Castoriadis est toujours aussi pertinent ! Une vraie bouffée d'air frais. Merci pour ce texte qui nous change des positions raide-de-la-nuque que l'on peut lire sur d'autres sites : je pense, ici, aux Amis de Bartleby qui, dans le genre anti-dialecticien, se posent un peu là dès qu'il faut penser notre époque et ses derniers soubresauts.

    Marco

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    1. Il y a un aspect à la fois pessimiste et digne (déontologique et ferme, si vous voulez) dans l'attitude de Casto confronté aux divers intervenants de ce débat : on sent la fin d'une époque théorique se profiler, et l'émergence massive inéluctable d'une dimension culturaliste, laquelle triomphe aujourd'hui (ou pire que ça, même : ne connaît désormais plus de dehors). Assiégé ici par les perspectives relativistes, rampantes ou plus affirmées, le vieux Casto tient bon, et ne s'en laisse pas conter. Mais la mélancolie est bien là. Comme du côté de chez Bartleby. Aussi bien, l'alternative ne nous semble pas, en l'espèce, se poser en termes de "dialectique" : elle poserait plutôt la possibilité, ou l'impossibilité, d'une "praxis" opportune quelconque dans cet enfer sans altérité qu'est devenu notre monde.

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    2. Une praxis, oui. Une praxis qui, de tous temps, s'est faite avec "les moyens du bord" et les compagnons que l'on trouve sur ce genre de chemin. On aura connu, certes, des conditions plus favorables à l'exercice de celle-ci.

      Marco

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  2. Lire plutôt la dialectique du barbare et du civilisé mise en place par James C. Scott dans L'Homo domesticus. La partie « Les barbares, jumeaux cachés de la civilisation » (p. 276) pour commencer par le bout ici évoqué par exemple. Puis le tout en commençant depuis le début afin de comprendre les nécessités de l'État, les conditions du territorialisme, les dressages à l'appartenance sur le fond d'une géographie non plus suspendue sous les points cardinaux mais accrochée ou décrochée des zones humides ou des flancs de montagne ouvrant les pires et les meilleurs possibles aussi bien du côté barbare que du côté civilisé.

    Écouter cette belle chanson à la 33e minute de ce reportage sur la révolution des mœurs en Iran encore diffusée sur Arte qui dit « Je m'élève au-dessus de notre révolution »

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    1. On va s'y mettre. Mais vous évacuez un peu vite cette réflexion sur le moment "grec", ou : "démocratique", dont Barbara Stiegler, récemment ou (mieux !) Moses Finley, voilà plus longtemps, rappellent l'exceptionnalité passéiste-futuriste-prometteuse. Bref : ici, la "barbarie" qui nous brise les coucougnettes au quotidien ne concerne pas notre proto-histoire, hélas ! Si seulement...

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    2. Et merci pour "Femme, vie, liberté" !

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    3. Il faudrait effectivement reprendre le moment « grec » ou « démocratique » plutôt à la à la Hansen (355-322) (qui se réfère fréquemment à Finley) selon moi. En un mot, plus finement que les « deux siècles » de Casto – qui évidemment va ici un peu vite étant donné la vacuité du questionnement de gant de fer dans ses moufles. Et surtout ces trente-trois, non dénués d'heureuses répercutions ultérieures bien sûr, ne tiennent pas « institutionnellement » en l'air, elles coexistent avec l'exploitation des mines de Laurion, les mercenariats remplacés et contournés par la participation des « démos », hameaux voisins, à la cité, la puissance sociale, politique des armateurs, les techniques discursives rhétoriques de la politique.

      Et quant aux « trois siècles » (eux aussi dilatés) de la triarchie européenne, autre objet mélancolique, regarder en face l'anti-judaïsme sourdant sous la critique de la religion puis de la fonction sociale, comme commerçant, dans la polémique Bauer-Marx autour de la question juive en 1843-1844, caillou dans la chaussure de l'émancipation citoyenne, intentionnellement humaine et universelle, mais qui buta sur les questions nationales pendant le printemps des Peuples. Questions, juive et nationale, dont les confusions elles aussi se répercutent aujourd'hui, et, après avoir traîné pendant tout le XXe siècle, sautent à nouveau à la gueule du monde entier.

      Reprendre vraiment tout, depuis le début. Nous ne pouvons plus nous reposer sur nos oreilles.

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    4. Casto pointe évidemment ces limites-là, pour être tout à fait juste.

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    5. Mais Stiegler fait aussi justice d'une manière bien superficielle de renvoyer les Grecs à leur "esclavagisme" matriciel, censé condamner leur "démocratisme". Bref.

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    6. On doit avouer qu'une société capable d'assumer un suicide possible par stricte et même déontologique obéissance absolue au choix démocratique (et impérialiste, certes, ce qui compte parmi les "limites" sus-mentionnées) d'envahir, par exemple, une Sicile inconnue (Qui sont-ils, au fait ? Combien ? Quelles sont leurs forces et surtout : ne serait-ce pas des démocrates, comme nous, voire plus radicaux ?) nous a toujours fascinés : bêtise suprême mais haine suprême aussi (inconsciente ?) des "experts" qui savent toujours mieux que les autres, qui sont toujours plus raisonnables. Bref, le cauchemar de Platon, en somme.

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    7. Barbara est une bille politique, elle a mélenchonné (Hou !).

      Elle est heureusement bien plus pertinente sur l'histoire « darwinienne » du néo-libéralisme. Et plus encore sur les lectures de Nietzsche en biologie, Rudolf Virchow, Wilhelm Roux, que je suis bien content d'avoir découvertes grâce à elle.

      Ah ! Ces philosophes attirés par l'estrade voire par les expériences in vivo en Sicile...

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  3. Athena for ever ! Sacré Casto !
    On se dit également, en lisant le replet opus des anthropologues David Graeber et David Winslow (https://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Au_commencement_%C3%A9tait-672-1-1-0-1.html ), que l'épisode démocratique grec ne fut pas le seul, loin de là, dans l'histoire de l'humanité. Nos deux américains démontrent, dernières découvertes archéologiques à l'appui, le génie politique et l'inventivité, moult fois déployés par nos ancêtres, pour, entre autre manifestation d'autonomie, ne pas s'embrener le vécu avec des petits (et grands) chefs.
    On ressort moins mélancolique de la lecture de ce livre là, quasi prêts à parier sur l'inventivité humaine pour créer une praxis capable de nous sortir de la géhenne présente.
    Une manière de principe espérance ? Sans doute. Un vaste programme sûrement, cher Moine.
    Bon et bel été à vous.

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