mardi 8 septembre 2020

Beau comme du Virginie Despentes


«Les terroristes sont arrivés au moment où on sortait de l'immeuble." Chérif Kouachi l'attrape par le bras et la pousse dans la cage d'escalier, suivi par Saïd Kouachi. Ils referment la porte sur Angélique Le Corre, qui reste bouche bée. "J'ai pu sentir une force et une détermination qui émanaient d'eux. L'un s'est mis derrière moi avec son arme. Charb dessinait tellement bien les armes que je savais que c'était une kalachnikov"
Commence l'ascension de l'escalier. La cour d'assises monte dans les pas de Coco, dont la voix se brise. "Ils m'ont dit 'on veut Charlie Hebdo, on veut Charb'." Dans une "détresse absolue", la dessinatrice se trompe d'étage. "J'étais en incapacité de réfléchir. Pensant que cela me serait fatal, je me suis mise comme ça." Elle s'accroupit dans la salle d'audience, les mains sur la tête. "Je disais 'pardon, pardon'. J'ai pensé mourir exécutée ici au premier étage quand soudain ils ont dit 'pas de blague sinon on te descend'." Longue pause. "C'était l'effroi en moi." 
Coco finit par trouver le bon étage et compose le code permettant l'accès à la salle de rédaction. "Je sentais que les terroristes approchaient de leur but, je sentais une excitation à côté de moi, poursuit-elle, le souffle court. J'ai avancé comme un automate, un fantôme." 
J'ai entendu un tir, je me suis retournée, j'ai vu Simon [Fieschi] tomber de son siège. Ma première pensée absurde a été de me dire 'c'est nul le bruit d'une arme, ça m'avait l'air sec, tac tac'
La dessinatrice court se réfugier sous un bureau. La suite n'est que "bruit de chaises", éclats de voix, "tirs saccadés" ponctués d'"Allahou Akbar". Coco entend cette phrase lancée à sa collègue Sigolène Vinson : "Je ne te tue pas parce que t'es une femme et si tu lis pas le Coran…" Et puis plus rien. "Le silence, un silence violent." Coco se lève et découvre alors l'étendue du massacre. Le corps du correcteur Mustapha Ourrad, d'abord. Puis celui du garde du corps de Charb, Franck Brinsolaro. Dans la salle de rédaction, "j'ai vu les jambes de Cabu. Je les ai reconnues car des miettes sortaient de son manteau, il mangeait un morceau de pain." Le décompte macabre se poursuit. "J'ai vu Wolinski, j'ai vu Elsa [Cayat] et j'ai vu Charb. Le côté de son visage était d'une pâleur extrême." En tout, les frères Kouachi ont assassiné onze personnes dans les locaux du journal. Ils feront une douzième victime dans leur fuite, le policier Ahmed Merabet. 
Des blessés se manifestent. Il y a Riss. Coco, qui a pris des cours de secourisme, ne sait plus comment faire des points de compression. "Tout était blanc dans ma tête." Puis Philippe Lançon, assis au fond de la salle. "J'ai pensé 'il n'a plus de visage', mais je savais que ce n'était pas un point vital et j'ai pu garder un peu mon sang-froid. Il a essayé de m'écrire des choses pour que j'appelle sa mère, son frère."  
Coco voit arriver l'urgentiste Patrick Pelloux. L'entend crier "Charb ! Charb mon frère". Elle prévient la crèche et son conjoint. Elle ne pourra pas venir chercher sa fille. "Après ça, nous sommes allés au théâtre [où étaient accueillies les victimes]. Et puis voilà. C'est le talent qu'on a assassiné ce jour-là, c'étaient des modèles pour moi, des gens d'une extrême gentillesse, qui avaient un vrai regard sur le monde". 
Coco explique qu'après les attentats, elle a continué à dessiner pour Charlie afin de "s'occuper l'esprit" et parce que ce journal était "ce qui restait de plus précieux". "Quant à la vie privée, ça a été difficile, j'avais l'impression de ramener un monstre à la maison." Elle résume le tourment de nombreux survivants entendus avant et après elle mardi et mercredi : "Je ne suis pas blessée, je n'ai pas été tuée, mais cette chose qui m'a traversée est absolument effroyable et je vivrai avec jusqu'à la fin de mes jours." Le sentiment d'"impuissance" la hante encore, cinq ans après. Malgré tout, "j'ai mis du temps à le comprendre, ce n'est pas moi la coupable là-dedans. Les seuls coupables, ce sont les terroristes islamistes, les Kouachi, et leurs complices." "Plus largement, il y a des complices dans la société qui ferment les yeux devant l'islamisme et qui baissent leur froc devant l'idéologie, lance-t-elle. Si j'ai voulu parler à ce procès, c'est aussi parce qu'il y a un problème de société».

(Témoignage de «Coco», au procès du massacre de Charlie-Hebdo, France-Info, 8-9-2020)

9 commentaires:

  1. « Idéologie » !? Pauvre forme-sujet mystifiée ! Morsure de vip… la main de la [forme-]valeur, assurément :

    «La forme-sujet est devenue universelle, insiste Kurz, et les différentes cultures et religions du monde n’expliquent pas les tueries, mais sont plutôt des “teintes” différentes de cette forme universelle. Voilà pourquoi le djihadiste kamikaze et le school shooter de banlieue pavillonnaire présentent plus de traits communs que de différences.»

    Anselme Rappe, La Société Au Gommage.

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    1. Zêtes cruel. Mais zavez raison.

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    2. Je vous répondrais bien « qui aime bien, châtie bien ». Hélas, après lecture du bouquin (je ne suis pas le mauvais bougre, voyez), c'est plus certainement un accès de décompensation aveugle. J'en ai même relu Grünbaum, c'est dire si la réalité de la Wertkritik, qui m'est décidément étrangère, me fait violence.

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    3. coração independente22 septembre 2020 à 19:32

      Cette disposition ravageuse du djihadiste kamikaze et du school shooter avait déjà été décrite par Hans Magnus Enzensberger dans son bel essai "Le Perdant radical : essai sur les hommes de la terreur" de 2006, pour qui le but proclamé de l'acte criminel de ce perdant radical est la destruction totale d'un monde qui n'a pas voulu composer avec lui. On fait alors avec les moyens du bord. Et c'est mieux s'il y un peu plus de frères qui pensent comme vous comme avec Daesh, que tout seul dans son école. Question de proportion seulement.

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  2. Le problème de ce genre d'approche qui confond idéologies et anxyolitiques, c'est qu'on aplatit tout, en le dépolitisant. On pourrait à l'aise passer Caserio dans cette moulinette, et ainsi réduire en une même purée anarchisme, djihadisme et néonazisme.

    Après, ce n'est là qu'un triste effet de bord de la méthode de construction du bouquin de Jappe, qui relève selon moi du coup de force permanent. On dépèce les auteurs pour n'en extraire que les morceaux superficiels qui veulent bien tenir sur la thèse, on saute de siècle en siècle et de continent en continent en cueillant ce qui arrange, invalidant tout ce qui ne cadre pas comme survivance archaïque ou l'occultant carrément, puis on fait tenir tout ça avec du gros scotch (psychanalytique, en l'occurrence). Sans compter qu'on apprend quand même des choses ébaudissantes:

    « La rencontre entre la numérisation du monde et la génétique promet une espèce d’apothéose, qui sera aussi une apocalypse. L’ADN peut être lu comme un code binaire : il ne consiste – ou, plus précisément, il peut être interprété ainsi – que dans la combinaison de deux chromosomes, X et Y, censée expliquer la multiplicité de la vie sur la terre. »

    L'histoire ne dira pas combien de profs de SVT ont succombé durant cet assaut de tarte au gloubi-boulga. Ça n'est certes pas essentiel à la démonstration du bouquin, mais ça ne témoigne quand pas d'une grande rigueur, et c'est d'autant plus fâcheux que ça semble témoigner d'une école de pensée. J'en veux pour preuve ce très mauvais texte de Kurz, qui est ici et là évoqué dans le bouquin comme un acquis qu'il n'est même pas besoin de discuter.

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    1. Ah... La "verte" critique. Je reproche à Jappe, notamment, sa distinction entre les Marx exo- et ésotérique, laquelle nous mène à la signification du travail abstrait. Ok, 0-1, X-Y est un raccourcis brutal, mais c'est pour rattraper l'époque peut-être.

      Mais plus centralement, ce texte de Kurz, que vous jugez "très mauvais", Vilbidon, me semble recéler une juste intuition entre, précisément, travail abstrait et l'arme à feu : la dépossession du guerrier par l'efficience abstraite de son outil, pour aller vite et selon moi.

      Incidemment, mais significativement, la traduction rend "blé à moudre" pour "grain à moudre" (p. 2) quand il est question (p. 7) de l'équivalence entre "foin", Heu pour sa quasi-synonymie avec "blé" amalgamé thune dans les deux langues. Mais on comprend la précipitation puisque l'abstraction du travail semble être toute finalisée par le manège de la valeur, l'argent "unique medium" alors que pourtant le texte même porte sur le caractère "dépossesseur" de l'outil. Ainsi le medium apparaît médié lui-même, l'argent règne avec l'appareil productif de dépossession.

      Peut-être Kurz le rappelle-t-il sans le vouloir, ou sans en tirer de plus amples conséquences ; mais cela n'est pas si "mauvais" à mon sens, l'effet fût-il produit à son insu.

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    2. X-Y, 0-1 n'est pas un raccourci, c'est absurde de bout en bout. Si on va dans le réductionnisme, l'ADN n'est pas composé de chromosomes mais l'inverse. X et Y déterminent le sexe chez tout un tas d'espèces (sexuées évidemment), ils ne peuvent donc expliquer en tant que tels tout le vivant. L'ADN est un système quaternaire (ACGT), mais de toute façon personne ne programme en binaire et, en plus d'être dans tous les cas logiquement indifférent, il est sans intérêt qu'un système soit représenté en base 2, 4, 8, 10, 16, n, tant que vous ne savez pas quoi suit quoi sous quelle condition. En fait, je n'ai absolument aucune idée de que Jappe a voulu dire ici (faudrait demander aux relecteurs de La Découverte).

      Ce qui me choque dans le texte de Kurz, c'est ce petit miracle d'arriver à résumer l'histoire militaire européenne sans même une allusion à l'Empire Ottoman. Parce qu'évidemment, on serait forcé de rappeler que, au hasard, en 1683 les Turcs ne sont pas devant Vienne pour en goûter le pain brioché. Et alors on risquerait de voir qu'il était d'autres puissances aux économies monétarisées et sachant faire parler la poudre, mais n'ayant pas pour autant accouché avec la même fatalité du capitalisme (on pourrait aussi évoquer le Japon du XVIe). Bref, peut-être que c'était nécessaire, en tous les cas ce n'était pas suffisant.

      L'aspect travail abstrait me paraît également discutable. Déjà parce que jusqu'au XVIIe le piéton de base sera le piquier, remplacé alors par le fusil-baïonnette. Autrement dit, même avec la généralisation du fusil, la décision s'emportera toujours au corps-à-corps. Comme premier conflit moderne, où on assiste à une raréfaction des blessures par arme blanche, on retient en général la Guerre de Sécession. C'est dire si le prétendu «boom» aura eu la mèche longue. Prétendu, car même aujourd'hui la «dépossession» n'a rien d'évident. Au contraire, les armées occidentales sont en effet plutôt constituées de professionnels formés, au point qu'en France l'éventualité d'un retour de la conscription n'a pas exactement suscité l'enthousiasme de l'état-major.

      (nous voici bien loin Despentes glissantes... ma fervente contrition)

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  3. Je ne saurais pas faire avec une précision satisfaisante l'histoire des armes, mais l'aspect travail abstrait m'apparaît assez convaincant en polémologie après le napalm craché des B52, qui supposait encore l'acte d'un pilote ; a fortiori après Snowden et son naïf mais sain étonnement quant à son propre rôle s'agissant de drones.

    Pas de quoi vous contrir, au demeurant. Votre intervention m'a intéressée.

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    1. Je ne suis pas spécialiste non plus, notez, de ceci comme de rien. Cependant, je ne pense sincèrement rien affirmer ici d'aberrant.

      Pour ce qui est des drones, je ne crois pas qu'il y en ait d'entièrement autonome. Enfin, ça me surprendrait, vu tous les problèmes que pose la reconnaissance visuelle aux prétendues IA. Donc, il faut les piloter à distance, et je doute qu'on puisse assimiler ça à une sorte de travail à la chaîne. Et quand bien même, d'ailleurs, une guerre ne se gagne pas plus du ciel aujourd'hui qu'au temps du Vietnam. C'est un avantage certes énorme, mais la décision reste entre fantassins, et l'issue finale toujours au niveau politique. On n'est jamais sorti de Clausewitz en fait, il suffit de voir la lamentable tournure qu'est en train de prendre le conflit afghan.

      Quant à ma contrition, c'est plutôt vis-à-vis du billet. J'étais juste venu un peu persifler en opportuniste au sortir de Jappe, et ne m'attendais pas à être entraîné si loin.

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